Considérer l’hypothèse d’une performativité de la fiction, c’est emprunter une notion technique à la philosophie du langage pour à la fois poursuivre cette idée que les œuvres littéraires n’ont pas vocation à être vraies parce qu’elles n’ont pas pour objet de décrire le réel (ou ce qui est), tout en y revenant peut-être de manière détournée, si on considère qu’elles peuvent, en un certain sens, créer ce dont elles parlent (« l’univers de la fiction » pour reprendre le titre d’un livre important1) - et, dès lors, se rendre vraies. Après tout, n’est-il pas vrai que, dans le monde fictionnel de Madame Bovary, Emma est infidèle à Charles (alors même qu’avant le roman, ni elle ni Charles n’existait) ? Or, la performativité est cette propriété supposée de certains énoncés de créer ce dont ils parlent – du moins est-ce ainsi que les énoncés performatifs sont généralement compris et présentés. Ils sont en effet censés faire ce qu’ils disent (parfois même en disant ce qu’ils font). On peut alors émettre l’hypothèse que les énoncés de la fiction seraient susceptibles, en raison d’un type similaire de performativité, de créer ce dont ils parlent et d’être ainsi producteurs de fictionnalité. Les énoncés fictionnels en viendraient donc à être dotés de la capacité à faire des choses : celle de créer les « mondes » dans lesquels ils plongent les lecteurs et lectrices. Reste qu’il ne faut pas s’illusionner trop vite sur les états de choses ainsi créés (quels « mondes » ?), ni donc sur la supposée performativité des énoncés fictionnels (en quoi sont-ils « créés »?). Il convient ainsi de rappeler plusieurs conditions intrinsèques à la conceptualisation censée rendre compte du caractère performatif du langage. Plusieurs solutions ont en effet été proposées pour rendre compte de l’efficacité propre du discours de fiction, sur lesquelles je souhaite m’attarder pour comprendre, plus généralement et, en même temps, plus précisément, quelle est cette efficacité précise – celle qui lui permet de faire ce qu’il fait (et pas autre chose – ce qui le distingue, par exemple, du jugement judiciaire ou du baptême). Historiquement, les analyses pragmatiques sont développées en raison d’un texte de John R. Searle au statut étrange : « Le statut logique du discours de la fiction », paru d’abord dans la New Literary History en 1974-1975 et repris dans le volume Sens et expression paru en anglais en 19793. Ce texte aura un singulier destin, puisqu’il inaugure en réalité toute une ligne de réflexion pragmatique sur la fiction inspirée précisément par la « théorie des actes de parole » (dans sa reformulation searlienne, pas austinienne) selon laquelle un énoncé fait toujours quelque chose. Ainsi, on verra un auteur aussi averti et reconnu que G. Genette4 prolonger la réflexion de Searle, puis Jean-Marie Schaeffer reprendre le même type d’analyse dans son livre Pourquoi la fiction ? La question est alors de savoir ce qu’on entend là par « analyse pragmatique de la fiction ». S’agit-il d’identifier une performativité particulière, ou du moins une force illocutoire propre aux énoncés de fiction ? Ou plutôt de singulariser une (ou des) pratique(s) en spécifiant des conditions particulières d’usage ? Renvoie-t-on alors à ce que fait l’énoncé de fiction, ce que fait l’auteur, ou ce que fait le lecteur ? Et l’analyse mène-t-elle à considérer que la fiction produirait, d’une manière ou d’une autre, ce dont elle parle – qu’elle aurait ainsi pour fonction de produire des univers spécifiques à propos desquels elle raconterait des choses ? C’est le genre de questions auxquelles je vais essayer de répondre en proposant de suivre les méandres des explications pragmatiques de la fiction qui ont été successivement proposées à partir d’une considération des énoncés comme dotés de force. Cette analyse historique et conceptuelle – cette espèce de « généalogie » – nous permettra, je l’espère, de mieux comprendre les possibilités et impossibilités offertes au discours fictionnel.